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MMI

Article pour Tapage :


Article rédigé pour un journal local ariégeois, dont la thématique est "la démocratie". A paraître

Aux origines de l’État, un système «adémocratique» ?

Bien avant qu’il n’y ait démocratie, un mode de fonctionnement politique, il y eut l’État, un mode d’organisation sociale. Lorsque j’ai commencé à travailler sur l’Égypte Prédynastique (IVe millénaire avant notre ère), une question m’a très vite taraudée : pourquoi et comment une société en arrive t-elle à créer l’État ? D’autres avant moi se sont posé la même question : des philosophes grecs aux anthropologues américains, en passant par les hommes du siècle des lumières. J’avais pensé intituler cet article « les origines de l’État, un point de vue archéologique à la lumière des théories paradigmatiques », titre probablement plus explicite quant au contenu de ce qui va suivre. L’idée est simplement de présenter les théories les plus en vogue pour expliquer les origines de l’État et de les comparer aux données archéologiques disponibles pour l’Égypte.

Avant toute chose, il est nécessaire de définir ce qu’est l’« État ».

Dans nos dictionnaires, l’État est étroitement lié à une forme gouvernementale souveraine sur un territoire. La nation est un quasi synonyme, et sa reconnaissance internationale (Organisation des Nations Unies) semble nécessaire. Il s’agit de l’État au sens post Seconde Guerre Mondiale, qui puise ses origines dans l’État-Nation du 19e siècle. Or, si l’on s’interroge sur les origines de l’État - qui semble daté du 3e millénaire avant notre ère - cette définition est trop étroite. Prenons l’exemple de la définition du Larousse « nation (ou groupe de nations) dotée d'un gouvernement (ou d'une autorité politique souveraine) reconnu par la communauté internationale ». Cette communauté internationale n’avait pas au 3e millénaire, la forme de l’ONU. Il semble plus pertinent de penser que l’autorité est d’abord reconnue par le peuple sur laquelle elle s’exerce. Alors comment définir l’Etat pour en englober toutes ces subtilités ? Chez les anthropologues et les sociologues la définition la plus souvent citée est celle de Max Weber, où l’État est défini par le « monopole légitime de la violence ». Ce qui signifie qu’un groupe d’individus (le peuple) reconnaît le droit à celui ou ceux qui exercent le pouvoir (élu ou non élu, de droit divin ou magique…) d’organiser la justice, de la faire respecter par la force si nécessaire, et de protéger ce peuple en initiant la guerre. Ici, c’est la légitimité reconnue par le peuple qui fait la différence avec des sociétés non étatiques. Dans les chefferies par exemple, le chef détient un pouvoir instable, la communauté pouvant à tout moment se diviser selon l’unanimité, ou non, face à une décision. La cohésion de l’État n’est pas mise en danger par l’absence de l’unanimité !

L’Égypte pharaonique est l’un des premiers États antiques reconnus dans l’histoire.

Depuis la citation célèbre d’Hérodote « l’Égypte est un don du Nil », plusieurs auteurs ont proposé d’expliquer l’apparition de la civilisation pharaonique, système étatique, par sa situation sur les berges d’un fleuve. Flinders Petrie, père de la préhistoire égyptienne, suppose que cette civilisation se développe grâce à l’apparition d’une nouvelle race. Dans le contexte de la fin du 19e siècle et du début du 20e, cette explication s’inscrit dans les paradigmes du colonialisme et de l’évolutionnisme, où une culture ne pourrait évoluer que grâce à une impulsion extérieure d’une civilisation « plus avancée ». L’archéologie est la science des « faits », elle permet de décrire les traits généraux d’une culture matérielle via les artefacts (1) retrouvés dans les sols. Les artefacts peuvent être associés à des restes humains (squelettes) dans des ensembles funéraires, tous ces squelettes sont ceux d’Homo sapiens sapiens. Aujourd’hui les analyses ADN ou isotopiques peuvent permettre de différencier les origines géographiques de ces individus. Les critères morphométriques utilisés au 19e siècle ne sont plus valables, sans parler du concept de race… F. Petrie avait bien mis au jour une nouvelle culture matérielle sur le sol égyptien antérieure à la période pharaonique, mais rien ne permet de l’associer à un type « racial » particulier.

Cette culture matérielle est appelée nagadienne du nom d’un site éponyme, Nagada, du sud de l’Égypte. Elle a été définie par le mobilier retrouvé dans les sépultures de ce site, l’évolution des formes céramiques permettant d’en tracer une chronologie, non démentie depuis. Cette culture apparait au début du 4e millénaire dans la région de la Haute Égypte, entre la Nubie au sud et le delta du Nil au nord. Elle se caractérise par une forte hiérarchisation sociale. Au nord, dans le delta, les Cultures de Basse Égypte s’expriment par un mobilier et des pratiques funéraires bien distinctes de celles des Nagadiens. Au début du 3e millénaire l’unification des « deux terres », la Haute et la Basse Égypte, sera considérée, par les Egyptiens eux-mêmes, comme la genèse du système pharaonique. Cette étape fondatrice de l’État égyptien sera représentée sur un grand nombre de supports iconographiés. Dans la cosmogonie pharaonique officielle, c’est le pharaon Narmer (IIe Dynastie) qui unifiera par une conquête guerrière le nord au sud de l’Égypte.

Cependant, les données archéologiques montrent que la culture matérielle nagadienne se répand progressivement du sud vers le nord durant la deuxième moitié du 4e millénaire. Aucun indice de violences intercommunautaires n’a été mis en évidence. Une guerre d’importance menée pour l’acquisition d’un tel territoire aurait laissé des traces lisibles par l’archéologie : des sépultures dites de catastrophes se présentant sous la forme de sépultures multiples, comme des charniers, des villes du nord de l’Égypte incendiées, détruites…Aucune observation sur le terrain ne permet d’accréditer cette mythologie. Le rythme dans lequel la culture nagadienne se diffuse vers le nord, laisse supposer un système d’acculturation progressive. Par ailleurs, dans cette mythologie Narmer est déjà pharaon, il est donc le chef de droit divin d’un État préexistant à la supposée conquête.

Différentes approches théoriques à l’épreuve des faits

Au fil de l’histoire de la recherche prédynastique, chaque auteur s’est inscrit dans des courants de pensées propres à son époque. Depuis les années 50, les théorisations s’inscrivent dans des explications environnementales, démographiques et commerciales qui sont, à n’en pas douter, des problématiques actuelles.

Dans cette mouvance, Karl Wittfogel et Robert Leonard Carneiro, historien pour le premier et anthropologue pour le second, exposent les conditions favorables au développement de l’État, en prenant volontiers l’Égypte en exemple. Plus récemment, Alain Testart, anthropologue, a fait la critique de ces théories et en développe une originale.

Les civilisations hydrauliques

Karl Wittfogel (1896-1988) est un historien spécialiste de la Chine. Né en Allemagne, il conduira sa carrière aux Etats-Unis. Très marqué par sa formation marxiste, sa théorie du despotisme oriental repose sur celle du despotisme asiatique développé par Montesquieu et sur la théorie marxiste de « mode de production asiatique ». Toutefois K. Wittfogel ne limite pas ses exemples à l’Asie, il s’appuie plus particulièrement sur les sociétés qui se développent dans un contexte hydraulique comme l’Égypte, l’Indus, la Mésopotamie ou la Chine. Il pense que son modèle peut s’étendre à tout pouvoir qui se fonde sur le contrôle d’une denrée. Sa théorie se base, en premier lieu, sur des données environnementales qui semblent communes aux grandes civilisations hydrauliques : un milieu aride ou semi-aride qui demande beaucoup d’eau pour l’expansion de l’agriculture (pour le cas de la Chine, la culture du riz). Il part du principe qu’un ensemble de communautés villageoises peut faire la démarche volontaire d’entamer de grands travaux d’irrigation sans contrainte d’un tiers. Toutefois, ces populations étant limitées par un besoin d’organisation, la bureaucratie se développerait comme une aide. Alors, les groupes qui composent le « grand ralliement volontaire » accepteraient de se soumettre à cette bureaucratie et de perdre leur indépendance. Il voit là, la naissance de l’État. Cet État prendrait un fort ascendant et deviendrait dirigiste et despotique. Cette thèse est qualifiée par A. Testart (cf. infra) de « managerial » et on peut lui opposer quelques critiques. En ce qui concerne l’Égypte, elle a pu se passer de grands travaux hydrauliques, les crues naturelles du Nil faisant tout le travail ! Le rôle du chef de l’État, Pharaon, tenant plutôt de la magie, puisqu’il se doit de contrôler l’équilibre des forces (Maat) pour que le Nil remplisse son office. On ne peut pas nier que la bureaucratie pharaonique ait existé, mais rien ne permet d’affirmer qu’elle est antérieure à la formation de l’État.

La théorie de la « circonscription »

Robert L. Carneiro est né à New-York en 1927. Cet anthropologue est conservateur de l’American Museum of Natural History. Il est particulièrement connu pour sa théorie sur la formation de l’État qu’il expose dans son article : A Theory of the Origine of the State, (Science 169, p.733-738). Avec Kathryn Bard, archéologue spécialiste du prédynastique, ils appliquent ce modèle à l’Égypte, considérée comme le meilleur exemple. Dans leur idée, les peuples de la vallée du Nil concentrent des ressources importantes mais sont limités géographiquement. Leur environnement est circonscrit entre les déserts de l’est et de l’ouest, au bord de la vallée du Nil. A la fin du néolithique l’aridification des déserts crée un afflux des populations nomades vers la vallée. Cette pression démographique oblige les individus à évoluer vers une organisation sociale plus complexe. Finalement, des conflits apparaissent pour garder le contrôle des terres arables. Les auteurs pensent que ces conflits sont les fondements de la formation de l’État. Le jeu d’alliances entre les vainqueurs et les perdants permet aux premiers de prendre le dessus sur les seconds et de s’y agglomérer. Les tâches sont réparties en fonction du statut : les vaincus produisent pour les vainqueurs qui dirigent. Leur thèse de la circonscription environnementale rejoint, ici, la mythologie pharaonique de l’assimilation des populations par la guerre. Cette dernière est fondée sur les textes égyptiens postérieurs au Prédynastique et sur apports iconographiques des palettes historiées prédynastiques (palette de Narmer, la palette de la chasse ou le couteau du Gebel el-Arak). Certains veulent y voir une prise de possession de l’espace égyptien par la violence de quelques-uns. Rappelons, que la plupart de ces objets ont été retrouvés en dehors de tout contexte archéologique précis. Ils peuvent être des éléments de propagande d’un nouveau pouvoir qui veut justifier sa position. Le scénario proposé par R. L. Carneiro et K. Bard répond aux données archéologiques qui montrent que des pouvoirs régionaux (Dynastie 0), s’appuyant sur des cités urbaines dans le sud de l’Égypte (culture nagadienne), ont préexisté à l’unification. Est-ce que ces pouvoirs régionaux étaient déjà de petits États ? Il semble que oui. Alors, la théorie des auteurs ne donne pas d’explication aux origines de l’État, mais plutôt à celle de l’unification politique de l’Égypte.

Les « fidélités » comme fondement du pouvoir étatique

Alain Testart est un anthropologue français (1945-2013). Depuis les débuts de sa carrière au CNRS, il s’est intéressé à l’organisation sociale de sociétés actuelles et passées. Sa théorie sur les origines de l’État est organisée en deux temps, auxquels correspondent deux volumes regroupés sous le titre « La servitude volontaire ». Le premier volume examine les sociétés qui pratiquent les morts d’accompagnement : lors du décès d’un personnage puissant, une partie de ses proches est mise à mort. Ces accompagnants se recrutent selon les sociétés dans des catégories diverses : familles, épouses, garde rapprochée, serviteurs ou esclaves. Ces pratiques funéraires traduisent des liens de dépendances personnelles très forts. Pour assoir son autorité, le « roi » s’appuie sur des fidèles, prêts à le suivre jusque dans la mort ! Le second volume analyse ces fidélités comme le fondement du pouvoir étatique. Le « roi » s’appuie sur elles pour mettre en place une armée et une police qui monopolisent la violence, et une « bureaucratie » élitiste qui maintient le système coercitif. En Égypte, les morts d’accompagnement ont été identifiées dans plusieurs sites nagadiens, où les différenciations sociales sont marquées par une tendance à l’accumulation et à l’ostentation dans certaines sépultures. Des squelettes portent les stigmates de mise à mort par égorgement et sont enterrés autour ou à proximité de tombes particulièrement riches. Ces pratiques semblent attestées avant les premiers témoignages de l’État. Actuellement, cette théorie ne trouve guère de contradiction, mais la réalité sur les origines de l’État se trouve probablement à la croisée de toutes ces réflexions.

Toutes les théories examinées voient dans l’État originel un système despotique. A. Testart fait justement remarquer que « l’État représente toujours une certaine contrainte (au moins celle qu’exerce l’assemblée souveraine sur le citoyen) mais ne consiste pas nécessairement dans le pouvoir d’un seul sur tous. Rappel d’autant plus indispensable que dans une discussion sur les origines de l’État, qui tend de plus en plus à être confinée chez les archéologues, la forme démocratique de l’État est certainement celle qui laisse le moins de traces » (Testart 2004, « La servitude volontaire » p.22, ed. Errance).

  1. Artefacts : objet fabriqué par un être humain (anthropologie)

Bibliographie :

Testart A., L'origine de l'Etat, Errance, Paris, 2004.

Carneiro L. R., A Theory of the Origine of the State, Science, New serie vol. 169 n° 3947(1970): 733-738.

Wittfogel K., Oriental Despotism: A Comparative Study of Total Power, New Haven, Connecticut, Yale University Press, 1957. En français, Le Despotisme oriental, traduit par Michèle Pouteau, Paris 1964, 1977.

Midant-Reynes B., Aux Origines de l'Égypte, du Néolithique à l'émergence de l'État, Fayard, Paris, 2003.

Mathilde Minotti

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